Entretien avec Jan dau Melhau
24 octobre 2008

La voix des sirènes a rencontré Jan Dau Melhau chez lui à Royer en Haute-Vienne pour évoquer au travers de son nouveau disque quelques uns de ses centres d’intérêt et activités multiples et plus largement son rapport au monde actuel. Le disque « Mas si chantavas la vita… » fait aujourd’hui suite à la publication en 2006 aux éditions du chemin de Saint Jacques du livre éponyme regroupant partitions, paroles des chansons en occitan et en français ainsi que plusieurs illustrations de Jean-Marc Siméonin.

La voix des sirènes : pouvez-vous nous préciser l’histoire des chansons qui composent « Mas si chantavas la vita… » ?

Jan dau Melhau : les dernières chansons que j’avais faites remontaient à 1986 / 1987, cela faisait vingt ans que je n’avais pas fait de chansons, alors que j’en avais fait énormément, plus d’une centaine, que j’avais gardées. Dans le temps, lorsque je faisais des chansons, je les reprenais quelque temps après pour voir si ça tenait le coup et notamment dans l’euphorie des années soixante-dix lorsque je suis revenu ici après mes études, il y a eu des moments où je faisais trois chansons par jour ; j’en ai brûlé beaucoup et elles le méritaient. Mais il y en avait qui tenaient la route et je les gardais.

On était sollicité constamment, on n’arrêtait pas. Il y avait des veillées, c’est-à-dire qu’on est rentré dans le métier sans le vouloir, on a été poussé par cette mode, post-soixante huitarde de folk, de redécouverte des cultures traditionnelles, des langues dites régionales, tout ça nous a porté et l’on ne savait pas où donner de la tête, c’était une euphorie de création. Et puis il y a eu les années quatre-vingt. Ça a été terrible, l’après élection de Mitterrand à laquelle des gens avaient cru. En tout cas, ils pensaient que c’était la dernière chance pour la langue. Ce qui était vrai, et cette chance bien sûr, n’a pas été saisie par les gens de pouvoir, ce à quoi je m’attendais parce que je n’ai jamais eu un quelconque espoir envers les gens de pouvoir.

J’ai pensé à cette époque, que je n’allais pas continuer à chanter et à jouer parce qu’on n’arrivait plus à en vivre et j’ai cessé de faire des chansons. J’ai continué à écrire, il y a des choses qu’on peut écrire, je peux écrire mes aphorismes, ça peut attendre, mais une chanson, il faut qu’elle soit chantée, si vous ne pouvez pas la chanter aussitôt, ça n’a pas d’intérêt, on ne peut pas remettre ça à plus tard et puis parce que beaucoup de ces chansons étaient des chroniques qui parlaient des temps actuels, de la tronçonneuse, des choses qui m’importaient, le problème des forêts, etc.…

Donc j’ai cessé de faire des chansons parce que personne ne voulait les entendre. Et puis ça a duré comme ça jusqu’en 2006, dans le temps de calandre comme on dit, entre noël et les rois, dans ce temps hors du temps, c’est là curieusement que ça m’a pris, comme une espèce de nécessité. J’aime faire des chansons et ça m’avait manqué énormément, c’est mon mode d’expression et en plus j’ai l’orgueil de penser savoir faire des chansons et donc là ça m’a pris et en quelques jours, j’ai fait ces treize chansons et je me suis arrêté parce que je me suis dit que je ne pourrai jamais les apprendre, mais autrement, l’inspiration était là, j’avais les sujets, ça venait bien. Ça a été un moment tellement euphorique qu’après j’ai eu un grand moment de dépression pendant deux mois et je crois que c’est lié à ça, à cette espèce d’exaltation de création, de choses qui m’avaient tellement manquées, voilà comment sont nées ces chansons.

LVDS : y a une chanson figurant sur le disque qui est plus ancienne que les autres pourquoi ?

JDM : c’est à dire que j’ai repris une chanson pour faire le lien. Pour voir que le temps n’avait pas tant passé que ça. Une des dernières chansons faîtes en 1985 ou 1987 « mas si chantavas la vita » qui en plus fait très bien le lien puisqu’elle est dans cette tonalité. Toutes les chansons faîtes à cette époque étaient dans cette tonalité désespérée, et j’ai pensé qu’il serait bien de reprendre celle là pour faire le lien avec les anciennes, d’ailleurs elle donne le titre au spectacle et au disque maintenant.

LVDS : le texte de – Mais si tu chantais la vie -, renvoie à l’idée qu’un chanteur n’est pas forcément là pour offrir du divertissement. Quelle est votre conception de l’artiste, à quoi doit-il ou peut-il alors s’attacher selon vous?

JDM : déjà quand on chante dans cette langue, quand on parle dans cette langue, elle en est à un tel point que les gens s’apprêtent à rire, alors on va raconter des galéjades, des gnorles, etc. On va parler patois donc ça va être rigolo ! Alors déjà il faut à tout prix ne pas être rigolo, mais on peut rire, je ris aussi, je fais des chansons où l’on peut rire, mais simplement il faut qu’on rit un peu jaune. On ne peut pas rire aussi bonhommement. J’ai toujours été, pour ne pas caresser les gens dans le sens du poil, c’est pour dire des choses fortes une chanson, c’est pour essayer de faire réfléchir les gens, en tous cas c’est porter témoignage de ce qui se passe, des choses qui vont, et surtout de celles qui ne vont pas. C’est porter les gens à la réflexion. Il y a effectivement des artistes qui cherchent une espèce de convivialité, de consensus, ce n’est pas mon cas du tout, pour que ça soit réussi, il faut que des gens vous aiment pour ce que vous avez fait, et il faut qu’il y en est autant qui vous détestent, si ce n’est pas fifty/fifty c’est raté, mais généralement, je réussi très bien dans la détestation.

LVDS : s’il y a un consensus, ce n’est pas bon signe ?

JDM : ah oui, si tout le monde se mettait à m’aimer dans ce pays, je dirai : « tu es sur une mauvaise pente. »

LVDS : et si tout le monde vous détestait ?

JDM : peut être que je me tromperais alors, mais il faudrait vraiment que ce soit tout le monde, si quelques personnes m’aiment, je suis dans la vérité, il est difficile de se remettre en question.

LVDS : dans les chansons : - Lui - et - La valse de 68 - vous tournez en dérision les appétits de pouvoir mesquins et les nombreux renoncements de nos contemporains concernant leurs prétentions utopiques passées. Avez-vous cru en mai 68 ? Vous qui aviez vingt ans à l’époque. Est ce un temps qui vous a exalté, qui vous a donné espoir ?

JDM : non, je ne crois pas, parce que je ne suis pas exaltable. Je suis naturellement un type sans trop d’espoir. Mais j’ai bien participé par contre, je me suis bien amusé, ça a été un bon temps 1968. Je suis content d’avoir eut vingt ans en 1968. Mais je n’ai eu aucune désillusion, parce que je n’avais pas d’illusion.

Déjà j’étais plutôt dans ce que l’on peut appeler le mouvement libertaire, anarchiste, donc je n’ai pas eu besoin de revenir sur mes erreurs de jeunesse, comme ceux qui étaient communistes, marxistes en tout cas, les maos et même les trotskistes, ils ont eu du boulot à faire. Mais pas les libertaires surtout les anarchistes individualistes comme j’étais, je ne me reconnaissais pas dans l’anarchisme socialiste et utopique, je n’ai jamais cru à l’utopie. Donc on ne revient de rien si vous voulez, un anarchiste individualiste il s’en sort toujours face à l’histoire car il est tellement hors de l’histoire qu’il ne risque pas grand-chose. Mais ce n’est pas un calcul… oui cela m’amuse toujours de voir ce que sont devenus ceux qui à l’époque étaient parmi les plus dogmatiques. J’ai des exemples très précis notamment dans la région de gens qui sont maintenant dans l’institution, qui reçoivent les palmes académiques ou la légion d’honneur et qui étaient parmi les plus enragés en 1968.

LVDS : des gens qui brandissaient le petit livre rouge ?

JDM : oui et maintenant c’est le petit livre bleu, blanc, rouge, c’est la rosette, c’est toujours rouge, cette fameuse goutte de sang qu’ils arborent parfois. Alors les gens qui après avec un sourire disaient : « ce sont des erreurs de jeunesse », ça je n’aime pas beaucoup, ce type de renégats, et je suis féroce avec eux. Je n’ai pas cru en Mai 68 mais j’ai pleinement participé, ça a été un bon moment et ça nous a permis de voir ce qu’étaient les politiques, je me souviens que nous avions rencontré certains parlementaires et ils se mettaient à genoux devant nous parce qu’ils pensaient que la révolution était arrivée et ça c’était assez jouissif.

LVDS : en prolongement qu’est ce que vous pensez du régime actuel ?

JDM : je vois les gens qui s’excitent après Sarkozy, je veux dire Sarkozy et Ségolène Royal pour moi c’est exactement la même chose. Il y a une espèce de démagogie anti-Sarkozy de la part d’individus qui acceptent très bien le système et on le mettrait un peu plus à gauche ça irait parfaitement. Ce que je condamne, c’est plutôt une société étatiste, capitaliste, tout ce qu’on veut, et surtout une société technologique et technicienne ce qui est une critique un peu plus récente pour la plupart des gens, si on écoute mes chansons d’y a trente ou quarante ans je disais déjà la même chose. Il y avait déjà la défense de certaines valeurs paysannes, y compris dans ce que la vie paysanne avait de communautaire où il y avait à une certaine époque une véritable démocratie et pas cette démocratie formelle qui est celle de nos sociétés, donc contre l’invasion technique, contre ces choses là. Je déteste cette société et je déteste le temps dans lequel il m’a été donné de vivre, je n’y suis pas à mon aise, j’y suis mal, pas bien du tout et je ne dis pas que j’aurais été bien dans un autre, mais j’ai quand même quelques petites préférences pour certains autres temps alors très très éloignés de celui que nous vivons. C’est la société vécue dans ce temps-ci, dans le bruit des moteurs qui est insupportable pour moi.

LVDS : vous n’attendez donc rien de cette société ?

JDM : rien du tout. Je n’attends rien de cette société et je n’attends rien des luttes contre cette société parce que je sais qu’elles sont vouées à l’échec. Il faut que ça aille à son terme. C’est-à-dire, je ne sais pas, la destruction de l’humanité tout ça… Moi ça ne me gêne pas d’ailleurs, je n’ai pas fait d’enfant exprès pour ça. Ainsi, si je ne me suis pas reproduit c’est que je pensais que c’était un « mauvais coup » à faire à un enfant que de le faire naître dans cette société.

C’est un choix aussi que ça s’arrête après moi, que je ne sois pas responsable d’autre chose. Je ne suis pas responsable de ma naissance, peut-être avais-je la volonté de naître à tout prix, et j’ai forcé mes parents à me faire, mais je ne crois pas que cela aille jusque-là. D’abord ma mère m’a gardé longtemps, signe que je ne voulais pas sortir, je pense que j’ai déjà dû avoir dans son ventre un refus de naître.

LVDS : mais alors où se situe votre espoir, il est dans les individus ?

JDM : mais oui quelques individus, de vous avoir rencontré vous, ça m’a fait plaisir que des jeunes ne soient pas aussi cons que la plupart de ceux que je vois. Quelques personnes aident à vivre c’est tout, et puis encore, quand il y a certains moments où le monde n’est pas tout a fait dénaturé, où on peut voir encore un peu de beauté devant soi. Et la beauté de quelques individus et la beauté des femmes, oui bien sûr que la beauté existe, et c’est quelques personnes qui sauvent l’humanité, qui la sauvent à mes yeux et qui me permettent de continuer à vivre. Et puis c’est aussi tout ce bazar que j’ai autour de moi accumulé qui est ma carapace, je n’ai pas toujours eu tous ces objets. Quand j’étais jeune, j’étais plutôt pour la nudité des choses et puis je pense à quelqu'un qui fait exactement comme moi c’est mon imprimeur Edmond Thomas, on s’entoure on s’enferme dans des choses qui nous semblent belles parce que ça nous permet de supporter la merde autour, donc l’espoir oui, c’est quelques personnes rencontrées, quelques regards…

LVDS : la poésie aussi ?

JDM : la poésie bien sûr oui, mais la poésie ce peut être une fuite aussi, non mais la création, écrire, faire des livres sauver de la mémoire comme je fais, chaque fois qu’un livre sort je suis content, parce que voilà ça sera en attente de quelque chose mais ça sera un témoignage.

LVDS : dans vos chansons casquette et béret ou Que je ne veuille que ce que vous voulez, vous dénoncez les consensus qui peuvent exister, le refus du conflit, la prétendue concertation sociale à la mode aujourd’hui. La réprobation de cette entente forcée et souvent « contre-nature » vous semble telle salutaire ?

JDM : je suis un fouille merde, j’ai toujours été comme ça, mais je le suis de plus en plus, effectivement je ne supporte pas le consensus et le refus de la lutte, le refus du conflit, il ne faut pas chercher le conflit à toutes forces, à tout prix, ce n’est pas la question, mais il y a des gens qui sont dans le « courage fuyons » sans arrêt, ce qui est horripilant. Il faut quand même de temps en temps dire non, ça n’est pas possible, on arrête. Il y a des choses que l’on peut accepter et d’autres pas. Par exemple j’ai été objecteur de conscience. J’étais tout jeune pendant la guerre d’Algérie, j’avais 13 ou 14 ans, à ce moment-là, je me suis dit : «  jamais tu ne porteras un fusil, jamais tu ne seras soldat quoi qu’il arrive. C’est arrivé à un moment où je ne risquais pas grand-chose, quelques mois de prison, mais c’était une chose naturelle. Il n’était pas question que je fasse carrière dans l’administration, que je sois universitaire ou tout ça…

Les choses sont assez naturelles, ce n’est même pas libertaire, parce qu’on est tellement déterminé par ce qu’on est qu’on serait trop malheureux Ce n’est pas un acte de liberté. Il y a des gens qui sont naturellement en résistance et puis d’autres qui sont en participation, moi je ne suis pas un participatif et je ne suis pas à l’aise avec trop de gens, il ne peut y avoir de relations qu’avec quelques personnes et le moment où je suis quand même le mieux c’est quand je suis seul. J’en ai besoin et plus je vieillis plus c’est comme ça.

LVDS : ce que vous êtes devenu ce n’est pas exclusivement à votre culture politique que vous le devez, il y avait déjà quelque chose qui vous a déterminé dans ce sens ?

JDM : je pense que oui, quand je me revois enfant, j’étais déjà solitaire en retrait, j’étais déjà à regarder à deux fois vers les gens, on disait que j’étais un petit sauvage. Et après cela vint une prise de conscience politique qui d’ailleurs est venue très vite. A quatorze, quinze ans, j’ai commencé à penser en gros ce que je pense là, naturellement cela s’est affiné, si a soixante ans, on pensait comme à quinze ! Mais enfin je veux dire qu’il n’y a pas eu de rupture. Je n’ai pas changé depuis mes engagements libertaires de mai 68 ou d’avant parce que cela avait commencé bien avant, il y a eu un approfondissement, une réappropriation de ma culture paysanne occitane qui effectivement est venue après, s’est enrichie, mais il n’y a pas eu de chemin différent à prendre, je continue.

LVDS : dans chanson du gui l’an neuf vous vous moquez de la culture moderne, de l’aspect artificiel et emprunté de ses coutumes, vous tournez également en dérision la soif de possession de nos semblables, diriez-vous comme le clame un ouvrage de William Morris (1) que nous sommes entrés dans l’âge de L’ersatz ?

JDM : oui bien sûr, c’est exactement ça, en plus j’ai lu ce livre, on joue toujours à faire les choses, on est jamais en train de les faire. Dans le meilleur des cas, on se regarde dans ce jeu-là. C’est quelque chose de terrible. Dans cette chanson, il fallait que je montre comment on passe d’une véritable tradition qui était justifiée, juste, parce que vécue par les gens, parce qu’elle correspondait à un rituel qui faisait partie de leur vie, de leur manière d’être et de penser, à quelque chose qui est totalement vide et qui est ce qui se crée aujourd’hui sans arrêt. On invente des traditions tous les jours. Il y en a une d’ailleurs c’est curieux, ça prend ou ça prend pas, Halloween, qui semblait une espèce de folie, finalement c’est retombé très vite. Ça n’a pas pris, mais tout s’use très vite, de même qu’on l’invente très vite. C’est pareil pour les fêtes de terroir, on essaie de bidouiller des trucs, les gens ne savent plus où ils en sont alors ils se raccrochent à n’importe quoi, la fête du cidre, la fête de la châtaigne, la fête de la pomme et tout ce qu’on veut. Tout ça est sans consistance, mais c’est ce qui permet aux gens de vivre.

LVDS : oui parce que finalement cela ne représente pas grand-chose pour les gens, c’est pour ça que ça périclite rapidement, c’est collé à aucune réalité, c’est quelque chose qu’on plaque, c’est du marketing?

JDM : oui mais on se demande ce qui représente quelque chose pour les gens c’est ça le problème, puisque tellement peu sont restés dans une culture au sens où je l’entends.

LVDS : à la fin de cette même chanson, il y a une phrase étrange qui dit « Si cette année nous n’avions que des scies, nous aurons alors des fusils impatients » est ce que vous pourriez nous éclairer sur ce passage?

JDM : j’imagine carrément dans cette chanson que la quête devient une espèce de racket avec des loubards qui débarquent à la campagne et qui font la sommation.

1- Morris, William. L’âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne. Editions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 1996, 155 pages. William Morris (1834-1896) artiste, membre du mouvement Arts and Crafts, agitateur socialiste et pamphlétaire

C ‘est déjà pas mal ce qu’ils demandent, entre violer la mère et la fille et puis la bagnole tout ça ; On est passé, c’est significatif, de la société du présent symbolique, d’une noix d’une pièce, à vouloir tout, ils veulent tout, et l’an prochain ils voudront un peu plus, c’est la surenchère, c’est Orange mécanique. Ça ira jusqu’au bout.

LVDS : nous voulions revenir sur la poésie, sur le rôle qu’elle joue pour vous. On la trouve partout dans vos écrits, comme récemment dans « De l’Ombra (1)», un texte à la forme difficilement définissable, comment peut-on le qualifier d’ailleurs ?

JDM : j’appelle ça des aphorismes. Mais ce ne sont pas exactement des aphorismes. Jean-Paul Serre un auteur occitan appelle ça les « texticules », c’est assez bien, des petits textes, c’est difficile à définir, c’est ce que j’aime faire, mais pas seulement. Je peux écrire des textes plus long que ça, c’est une manière de tourner autour des choses, de tordre le cou à la réalité immédiate d’aller voir ce qui se passe dans l’envers des choses, à l’ombre, dessous, parallèlement, au sein des autres réalités. Parce que je pense que la réalité toute bête, tangible que nos sens bien délimités nous renvoient, c’est une des réalités possibles. S’il y avait que ça, ça ne serait pas très intéressant, mais il y a quantité d’autres réalités, de même que dans ce temps ci je vis plein de temps, plein d’autres époques et plein d’autres lieux. Alors c’est ça, cette espèce de réalité plus complexe qui dépasse cet entendement raisonnable et rationnel qu’on nous a imposé, que l’école, qu’une certaine forme française de pensée conceptuelle, cartésienne nous ont imposées. La poésie pour moi c’est d’aller voir un peu derrière.

J’écris presque à la demande, il y a un moment, c’est souvent l’hiver quand c’est plus calme. S’il y a de la neige c’est parfait. Il y a deux ans, on a eu dix jours de neige, plus de facteur, rien, c’était parfait, je me suis mis à écrire. Mais sinon je me mets n’importe où, je m’assieds devant le puits, je regarde les arbres et des images vont me venir, des choses pouvant paraître de dérision, absurdes ou fantastiques, pour moi ce n’est pas ça c’est le monde vu un peu plus largement.

LVDS : mais quand on voit ce que cela donne en chanson, c’est quand même bien ancré dans la réalité, vos chansons sont très politiques et ce que vous dites depuis le début le confirme, non ?

JDM : mais les deux ne sont pas incompatibles, on peut très bien entendre la tronçonneuse et en parler et puis quand même élargir un peu l’univers à des choses que la plupart des gens ne voient pas, ou refusent de voir ou ont désappris à voir.

1- Dau Melhau, Jan, De l’ombra e autres titols : de l’ombre et autres titres. Editions Dau Chamin de Sent Jaume, 2008, 141 pages.

LVDS : dans la chanson des bruits, vous parlez de « l’enterrement d’une civilisation » (cf. aussi Le diable sous la porte (1)) dans j’ai vu se perdre un village, vous faites un triste inventaire de ce qui a été perdu, n’y a t’il donc rien qui ait survécu, rien qui ne se soit transmis de cette civilisation paysanne dont vous déplorez la fin ?

JDM : je crois que non, on a vu l’ultime fin des choses dans les années 50, ça avait commencé déjà depuis deux siècles. Je crois qu’on est très loin de tout ça. Il y a encore un peu de mémoire chez certaines personnes, un peu de savoir faire, quelques gestes, mais c’est tellement marginal. Les choses se sont transmises jusqu’à nous pour les derniers éléments, ma génération. Enfants ceux qui étaient à l’écoute des choses ont reçu des connaissances mais la plupart n’en n’ont rien fait, moi je crois vraiment que c’est fini. Alors bien sûr, il y a des gens qui continuent. Quelques personnes qui essaient de réinventer des choses, mais c’est toujours très marginal. On est toujours en porte-à-faux, on est toujours sommé par cette société et la technologie. On ne peut pas se couper totalement, vivre autarciquement. On ne nous le permet plus, même ce qui était possible au début des années soixante-dix où l’on pouvait vivre encore avec très peu d’argent. Cette marginalité devient de plus en plus difficile, elle devient donc de plus en plus une résistance avérée.
Non, je crois que la civilisation paysanne est morte le jour comme je l’ai souvent dit, où l’on a cessé de lier les vaches, dans les années cinquante. Je ne sais pas ce qui se passera, ce que l’on peut inventer, on revient au fait que je n’ai vraiment pas d’espoir du tout.

LVDS : vous n’avez pas d’espoir, mais dans certaines chansons du disque on sent affleuré votre amour de la vie, votre émerveillement pour certaines choses, notamment dans Moi qui ne voulait aller … la Chanson du temps  ou dans  La grande promenade, qu’est ce qui rend la vie appréciable selon vous ?

JDM : bien sûr qu’il y a des choses sinon je me serais déjà flingué. J’ai eu la tentation souvent. Et j’espère bien un jour mettre un terme aux choses, ça a toujours été mon idée, beaucoup de gens ont cette idée. Puis quand ils vieillissent, ils s’accrochent à la vie, donc on ne peut jurer de rien, mais vu aujourd’hui que je suis conscient des choses et en assez bonne santé, j’espère bien qu’un jour, je mettrais le terme à ça, que ça sera un acte volontaire. Mais si je ne l’ai pas fait jusqu’à présent, c’est sans doute que j’ai un attachement à la vie et à quelques personnes ; et aussi que quand le mois de février arrive, je suis irrésistiblement appelé par mon jardin. Il faut que j’aille le travailler, toucher la terre, je suis un paysan et donc je suis tributaire de ça, c’est un moteur extraordinaire parce que c’est aussi continuer, c’est la vie qui se perpétue, c’est récolter des graines et les ressemer. C’est donc quelque chose de fort et ça veut dire qu’on est pas totalement désespéré si l’on fait ça, sinon on ne le fait plus et ce n’est pas en pensant à mes descendants parce que cette belle maison je ne sais pas ce qu’elle deviendra, personne n’en veut, ça effraie tous le monde, avec le poids qu’il y a dedans. Peut- être qu’un jour, ça disparaîtra, cela ne me gène pas du tout que les choses disparaissent et tout ce que j’ai accumulé, demain je peux m’en séparer, ça je le crois vraiment. De même qu’il m’est arrivé de donner par deux fois deux vielles auxquelles j’étais attachées ce que peu de musiciens font, se débarrasser d’un instrument.

1- Dau Melhau, jan, Lo diable es jos la porta.
Editions Dau chamin de sent Jaume / Institut d’estudis occitans dau Limosin. 2003. CD audio, 53.03 Minutes.

LVDS : vous n’êtes pas assujetti aux choses ?

JDM : pas du tout, je suis très attaché, très fidèle aux personnes, surtout en amitié peut être plus qu’en amour, mais en amitié je suis très fidèle, quand j’ai de l’amitié pour quelqu’un, il peut me faire des crasses, il faudrait vraiment qu’il en fasse beaucoup et je pense à certains exemples. Donc bien sûr je suis attaché à la vie sinon je ne vivrais pas. Il y a des bons moments qui ne sont pas désagréables dans la vie, mais si je regarde l’ensemble d’une vie, je trouve quand même que c’est plus désagréable qu’agréable, et souvent alors que les gens me voient tellement actif faire plein de choses, je m’emmerde, je m’ennuie souvent dans la vie. Il y a des gens qui disent : « ah je m’ennuie jamais moi ! » moi c’est souvent. Je trouve finalement que la vie, c’est ennuyeux, et c’est long. J’ai soixante balais et bien il me semble qu’il y a mille éternités que je suis sur terre, c’est très long une vie, comment font les gens pour arriver à 100 ans, comment se supportent-ils c’est long. Si je repense à moi gamin, en plus de l’accélération des choses, les changements perpétuels font que l’on a l’impression de beaucoup plus de durée.

LVDS : quel rapport entretenez vous avec la mélancolie ?

JDM : mais je suis nostalgique, mélancolique, tous les machins en « ique », c’est bon pour moi.

LVDS : mais nous faisons une différence entre la nostalgie et la mélancolie, nous pensons que la mélancolie, c’est quelque chose de positif, qui fait avancer.

JDM : oui, pour être nostalgique, il faut avoir un temps en vue particulier. Non je suis mélancolique, j’ai du sang noir, le fameux sang noir.

LVDS : dans la chanson Loin et prés… Vous semblez très septique sur la capacité de l’homme moderne à vivre en harmonie avec la nature et les êtres vivants environnants ; que pensez vous du tapage fait à l’heure actuelle autour de l’écologie et du développement durable ?

JDM : et bien le développement durable ce n’est concevable que chez le lièvre et le lapin, non c’est pour amuser la galerie. L’écologie c’est un mot qui ne rend pas compte de ce dont on a parlé l’autre jour à Périgueux (1), de cette espèce de mythologie paysanne. L’écologie c’est cette religion animiste païenne qui fait que l’homme sait sa place exacte dans la nature. Appelons-là la nature, on ne sait pas comment l’appeler, la création pour ceux qui sont religieux. Tous ces mots sont tellement galvaudés, ont tellement perdu leur sens, qu’on ne sait plus s’expliquer. Mais enfin c’était quand l’homme était à sa juste place et qu’il savait reconnaître en lui sa part végétale, sa part minérale, qu’il savait le rapport qu’il avait à la pierre, qui ne pouvait pas être un rapport de domination, d’exploitation, de faire rendre gorge comme maintenant.

1- Colloque Novelum (section Périgord de l’institut d’Etudes occitanes) Mythologies paysannes. Le 18 et 19 octobre à Périgueux. Jan dau Melhau y intervenait entre autre sur le cycle de la rave en Limousin.

C’est l’homme à sa place à sa juste place, qui est un des éléments de cet ensemble, qui n’est pas plus et qui ne compte pas plus, parce que de toute façon l’homme compte à ses propres yeux. L’arbre, il n’en a rien à foutre de l’homme, quand on dit, il y a eu une catastrophe la forêt est par terre…Mais la forêt, elle repartira, elle n’a pas besoin de l’homme, c’est l’homme qui est emmerdé parce qu’il a tellement besoin de la forêt. Rien n’a besoin de nous et nous avons besoin de tout.

Maintenant c’est vrai qu’on parle en termes de besoin, de rapport comme ça. Dans les civilisations antérieures, il n’y avait pas ce problème-là. L’homme savait. Dans certains rituels il redevenait animal ou végétal etc.…C’est çà, ça ne peut pas être un calcul scientifique ou dire il faut penser aux générations futures, on est encore dans la gestion de la planète, l’écologie c’est de la gestion.

Alors naturellement, je préfère qu’un type soit « écolo » plutôt qu’il soit un exploiteur féroce, qu’il n’emploie pas de désherbant, plutôt qu’il en emploie, c’est évident. Mais théoriquement, idéologiquement on ne change d’orientation que parce qu’on ménage l’avenir. Moi je ne suis pas dans l’aménagement de l’avenir, ou de quoi que ce soit, je suis dans un rapport profond aux choses. Si les gens ne le sentent pas, ça ne peut être quelque chose de rationnel, dans le meilleur des cas, il ne peut y avoir qu’une réflexion, mais il n’y a pas de sentiment profond des choses, quelques gens ont encore ça, ils sont dans des asiles, on les dit poètes ou attardés, ou marginaux. Je pense que les asiles sont pleins de gens comme ça, j’en ai vu disparaître de la vie sociale parce qu’elle ne pouvait plus les accepter, qui sont enfermés à Limoges là-bas.

LVDS : lorsque nous avions parlé de la voix des sirènes avec vous la première fois le terme de « musique acoustique » avait semble t’il retenu votre attention, avez-vous une conception de la musique particulière, une « déontologie » qui vous semble légitime voire incontournable en matière de création et de production musicales ?

JDM : la déontologie, elle s’est définie de soi, au bout de quelques années, tout le monde pouvait voir comment je faisais de la musique en refusant la sonorisation, ce qui m’a coupé de beaucoup de choses et ce qui m’a empêché de faire ce métier tel qu’il se pratiquait déjà à l’époque. Une grande résistance et ce n’est pas le jour de le dire, aux disques.

Il m’a fallu très longtemps pour faire des disques et cela faisait très longtemps que je n’en avais pas fait lorsque j’ai fait « le diable sous la porte », comme une nécessité parce que je me disais, merde il faut que ça reste quand même, je ne savais pas comment faire, on touchait trop peu de monde. Si on était dans une civilisation digne de ce nom, on chanterait tous les soirs ou tous les deux soirs, on se reposerait de temps en temps, les gens viendraient écouter ça. Il fallait laisser cette petite trace, et puis le disque fait avec vous, c’est par amitié pour vous. Donc résistance à la technique, c’est ce que je disais tout à l’heure, et aux sons électriques, je ne supporte pas ces sons, il y a beaucoup d’instruments que je ne supporte pas. J’ai toujours été attiré par les sons simples. Pas par trop d’instruments à la fois. Pour moi un type qui chante et qui s’accompagne avec son instrument c’est parfait. Il n’y a pas besoin d’être cinquante, ça aussi ça m’agace, il faut être ensemble, la convivialité.

Avec les instruments traditionnels, la vielle, même si elle n’est pas tellement traditionnelle, la chabrette par exemple, la cornemuse, une personne jouait, maintenant on voit des gens qui jouent à vingt, ça n’a aucun sens. Déjà à deux c’est un de trop, mettons un vielleux et un chabretaire, ou un accordéon diatonique mais pas ces ensembles ! Mais il faut faire à tout prix de la musique ensemble. Alors ça va vers un appauvrissement naturellement, il faut se mettre d’accord, imposer un diapason, il faut le quatre cent quarante machin! Le la, ils sont là tous à s’accorder. Alors que tous ces instruments n’étaient pas dans ces accords-là. Ils étaient dans des gammes qui n’étaient pas tempérées et cette oreille ne le supporte plus.
On a perdu beaucoup de choses et l’on en perd de plus en plus, il y a une généralisation d’un jeu moyen, bon, de bon niveau. Il y a des types qui jouent même excellemment, mais ils jouent tous pareil, ça, ça m’agace. Nous on s’est appris avec mon collègue Serge Marot, qui joue dans le village, on s’est mis dans un coin et on a joué jusqu’à ce que l’on sache, comme cela s’était toujours fait, sauf qu’on n’avait plus d’exemple du tout. Il a fallu qu’on réinvente les choses. Si on avait un problème d’apprentissage, on le résolvait à sa manière. Il n’y avait pas un prof ou un animateur de stage qui nous le résolvait. Nous étions bien obligés de faire face, ça a donné des solutions étonnantes, mais ce sont les nôtre, si j’entends Serge Marot qui joue entre mille diatoniques, je dis :  « ah là c’est serge ». Et pareil si je joue de la vielle, les gens : « ah là c’est Melhau ».

Alors oui, « musiques acoustiques », ça m’a été très sympathique.
Un autre exemple, l’autre jour, dimanche matin à ce colloque. On était dans une petite salle à Sorges, le micro, les machins, tout ça. J’ai explosé au bout d’un moment. Alors tout le monde m’a regardé comme d’habitude comme une espèce d’extraterrestre. Arrêtez avec votre micro ! Il n’y a pas besoin de micro ! Ah mais on n’entend pas! Passez devant! C’est tout comme ça, on peut quand même s’entendre dans une salle sans gueuler dans un micro. Toujours ces prothèses, c’est insupportable. Avec la musique, c’est pareil. Mêmes des gens que j’aimais bien, les Perlimpinpins folc, ils venaient dans des petites salles ils s’abritaient devant une haie de micro, en plus c’est une espèce de carapace, on est plus avec les gens.

LVDS : les musiques très arrangées et très produites, ont le vent en poupe, enregistrées de façon aseptisées, sans bruits extérieurs, à grand renforts de technologie, tous le monde semble d’accord avec ça, musicien, comme non musicien

JDM : oui et sans accepter la gratuité du moment. Tout doit laisser trace. Effectivement on parlait du problème du disque, l’autre soir des gens me disaient : « mais vous n’allez pas l’enregistrer ce poème ? » Dès qu’on fait un truc, les troubadours par exemple, à chaque fois je leur dis : mais vous étiez bien là ? Et bien, vous vous souviendrez de ce moment. Et peut être que vous provoquerez un autre moment. Il y a ce besoin de garder à tout prix. C’est la même chose que de filmer les trucs.

LVDS : oui ou de télécharger aujourd’hui

JDM : voilà, vivre les choses en différé plutôt que de les vivre pleinement sur le moment. Parce que c’est un moment, et lorsqu’il est passé il en reste ce qu’il en reste. Ça toujours était ça la musique, ça devrait être ça aussi. Comme si on allait arrêter le temps. La fuite du temps et sa propre mort, toujours vouloir fixer tout et ne pas laisser les choses s’en aller et se perdre aussi. Moi aussi, je pense à un texte dans ma tête quand je suis en bagnole, ça s’en va, mais ça nourrira d’autres choses. Il faut que des choses se perdent pour que des choses naissent, et que des choses restent. Il y a un tri à faire, y compris dans ce qu’on écoute, on est pas là sans arrêt : « oh lala mais ça va se perdre ! »

Et puis ce que vous dites, ce côté ripoliné, absolu des choses, nickel, alors c’est vrai que le CD a aidé à ça, ça ne gratte plus, on est là dans une espèce de perfection qui va vers la mort, parce que seule la mort est parfaite. On peut faire des pains aussi, on peut se planter cela fait partie de la vie.

LVDS : quels étaient vos objectifs lorsque vous avez créé les éditions du chemin de Saint Jacques, le développement et l’écho que connaît votre catalogue vous satisfont-ils ?

JDM : l’écho ne me satisfait pas, je préférerais qu’il y ait plus d’écho, cela m’éviterait d’avoir plein de cartons qui encombrent la maison à ne plus savoir qu’en faire. L’écoulement est très long chez moi. Ça c’est l’amour du livre. C’est à dire que je suis à la fois un type dans l’oralité, la culture orale et puis c’est comme ça j’ai rencontré le livre. On m’a scolarisé. J’ai ces deux amours : l’amour de l’absence de livre et l’amour du livre. La culture orale qui vit comme ça sans fixation me satisfait, je suis de cette culture là. Et puis il y a eu Gutenberg ce con qui s’est pointé, et d’autres gens avant lui avaient bien préparé le terrain, il a mis la cerise sur le gâteau.

On est dans cette civilisation du livre, je suis un grand lecteur, un grand collectionneur, accumulateur de livres, j’écris, donc je ne peux pas renier ça, j’ai ce besoin. Je suis le premier d’une longue tradition familiale, avant ils parlaient, ils entendaient et ils se méfiaient de l’écrit. Ma vieille grand tante qui était ma marraine, c’était le diable pour elle et elle avait raison.

Le diable fait signer un pacte, les choses pas claires on a besoin de les écrire, sinon la parole donnée suffit, les gens qui ont toujours besoin d’écrire les choses, il faut s’en méfier, et puis il y avait quand même cette mémoire qui était en train de mourir et comment faire autrement qu’en la fixant par écrit.

Il y avait des gens qui avaient écrit, et qui méritaient d’être publié. Enfin si je suis passé à la vitesse supérieure au métier d’éditeur, c’est à cause de Marcelle Delpastre dont j’ai été l’héritier, j’ai été obligé de devenir cet éditeur. On faisait déjà un peu d’édition, mais petitement, et puis la Marcelle me faisait son héritier : à charge pour moi de l’éditer. Il a fallu s’y mettre et quand même Delpastre occupe la moitié du catalogue. Du coup j’ai fait aussi d’autres choses, j’ai édité d’autres personnes, de toute façon c’est ce que je fais sans arrêt porter témoignage de quelque chose après ça donnera ce que ça donnera, ça restera là en réserve. L’édition est une manière de sauver les choses aussi et puis si j’ai fait ce travail c’est que j’ai rencontré un imprimeur éditeur : Edmond Thomas. Ce sont mes relations avec cet homme, sa qualité de travail etc., une rencontre véritablement de gens qui s’entendent pratiquement sur tout, on a les mêmes idées, on a la même manière de voir les choses et c’est ce qui m’a permis de passer à la vitesse supérieure, faire de beaux livres et se tenir à ce travail-là. Alors le problème c’est effectivement de faire continuer ces éditions même de façon totalement bénévoles, ce n’est pas du tout viable. Là, je sors un livre. Je le tire à quatre cents ou cinq cents exemplaires, il faudrait que je les vende tous pour rentrer dans mes frais. C’est du beau papier, ce sont de beaux livres, ce n’est pas possible.

Ce que j’ai fait à l’époque de Delpastre, j’ai demandé de l’argent, j’avais fait ce calcul, j’étais héritier de Delpastre, elle avait quatre sous qu’elle avait gagnés par Payot et bien sûr comme étranger total, j’ai dû payer 60% de droits de succession au fisc. J’ai fait mes calculs et je me suis dit cet argent que l’état m’a pris, il faut qu’il me le rende, donc j’ai demandé de l’argent à la région, à la DRAC, au centre régional du livre, jusqu’à rentrer dans ce qu’on m’avait pris. Quand j’ai eu récupéré ces sous, ça a été fini.

La DRAC du Limousin n’est pas contente parce qu’elle aime bien aussi donner de l’argent car de la sorte elle a un pouvoir sur les gens. Elle peut le leur reprocher presque et moi ça me faisait chier de demander des sous. Cela fait des années que je ne demande plus rien et, ça les embête. Il m’est difficile de continuer à vivre comme ça mais enfin je ne céderai pas là-dessus, alors je continue.

LVDS : mais alors vous vous dites, cette année je vais sortir tant d’ouvrages ou c’est au coup par coup selon l’avancée des projets ou des découvertes ?

JDM : c’est naturellement, je fais à peu près trois ou quatre trucs par an, je ne calcule rien, notamment le budget, ça me joue des tours parfois, s’il y a quelque chose qui me plait, j’ai envie de le faire, je le fais.

LVDS : mais il y a bien des choses qui marchent un peu, vous nous avez dit que votre dictionnaire (1) par exemple venait d’être réédité ?

JDM : ah oui mais le dictionnaire, je ne tenais pas du tout à embarquer les éditions là dedans, comme « la lettre au dernier paysan… (2) », Ça c’est moi qui l’ai payé, je tenais à être le seul maître d’œuvre. Effectivement ça a bien marché, puisqu’il y a eu une première édition qui a été vendue et en plus je sais que le dictionnaire circule. Ce qui a été vendu, il faut le multiplier par un certain nombre pour avoir le nombre de lecteurs. Et ça c’est uniquement par le bouche-à-oreille. Il n’y a pas eu d’articles, ça n’est pas diffusé en librairie, à part une, il n’y a rien eu. Mais bien sûr je voudrais vendre plus, quand un livre marche comme « Psaumes paysans » de Marcelle Delpastre, là on en est à la troisième édition, ça ne me déplait pas, seulement la plupart se vendent très peu. Il faudra mille ans pour les écouler, c’est un peu dommage…

Mais on continuera, c’est comme pour le reste, le fait d’être pessimiste, ça ne m’empêche pas de continuer. Ça ne me coupe pas les pattes, ce qui est embêtant c’est lorsque ça coupe les pattes là vraiment c’est fini. Mais aussi parce que l’on est dans cette vieille malédiction judéo-chrétienne, on est dans le faire. J’admire les gens qui sont uniquement dans l’être et qui n’ont pas besoin de faire. C’est une manière de se défendre de la vie.

On devrait passer son temps à rêver, ce serait aussi bien que d’être toujours dans l’agir, mais c’est comme ça, nous sommes marqués, certains moins que d’autres. Moi il faut que je fasse et en plus j’ai cette malédiction supplémentaire qui fait que je travaille très vite et je dors peu. Donc je me lève très tôt. Le matin à quatre heure, quatre heure et demie, je commence à travailler. Je suis opérationnel à cette heure et les journées sont très longues, donc j’arrive à faire des choses. Quand je fais quelque chose, je le fais très vite, les gens trouvent que c’est vachement bien, moi je trouve que ce sont des handicaps sérieux, je préfèrerais roupiller un peu et me reposer, mais voilà.

LVDS : dans le DVD (3) sur Marcelle Delpastre, vous parlez d’une revue que vous étiez partis pour faire, cette revue existe t’elle ?

JDM : oui c’est  Le « Lébéraubre », elle sort depuis trente ans, il y a un nouveau numéro qui est prêt.

1- Dau Melhau, Jan, Mon dictionnaire ou Mais qu’est ce que je fous dans ce merdier ? Chez l’auteur, 2002, 109 pages. Petit abécédaire où Jan dau Melhau expose sa vision des choses et les rapports qu’il entretient avec la modernité.
2- Dau Melhau, Jan, Letra au darrier pacan dau Lemosin si non es desja mort : lettre au dernier paysan du Limousin s’il n’est déjà mort. Chas ilhs, 2008, 45 pages.
3- Cazals, Patrick, Marcelle Delpastre, à fleur de vie. Les films du Horla, DVD vidéo, 26 minutes

On était parti pour en faire deux par an et puis parfois on en fait qu’un, on en fait quand il y a matière pour qu’il soit bon. C’est un nom que j’avais forgé avec le lébérou, le loup garou et l’aubre, l’arbre, l’en-tête dit : « pour donner des racines au loup garou et faire courir l’arbre la nuit ». C’est de la littérature fantastique, mythique…

LVDS : et ce ne sont que des fictions ?

JDM : oui, il est arrivé que l’on fasse quelques écrits théoriques, mais pas beaucoup. Ce sont surtout des fictions, des contes, des aphorismes et au début il y avait la poésie de Marcelle Delpastre, on l’a rencontré comme ça avec Michel Chadeuil, on est monté la voir parce qu’on voulait créer cette revue et qu’on voulait qu’elle en soit. On avait écrit un truc, un texte pompeusement appelé « Manifeste de Royer » dont nous étions les trois signataires, Marcelle et nous deux.

LVDS : c’était l’époque des manifestes, plus que maintenant ?

JDM : non c’était surtout pour défendre une forme de culture populaire contre certaines tendances de l’occitanisme ou du félibrige, c’était un peu utile mais un peu pompeux de l’appeler « Manifeste de Royer ».

LVDS : vous travaillez depuis des années sur le legs des troubadours. A t’on des enseignements à tirer de cet héritage aujourd’hui ?

JDM : nécessairement parce qu’il y a plusieurs points. D’abord musicalement je crois qu’ils ont à nous parler. Ces gens-là ont vraiment porté l’art de la chanson à son point absolu. Depuis on ne peut plus rien inventer. Ils ont tout inventé et ils ont tout détruit, notamment ils on fait un espèce de traité de poétique qui a été formalisé au XIV siècle qui explique toute la poésie des troubadours.

Alors on arrive à des manières d’agencer les rimes, tout est normé, en plus en occitan. On se rend compte qu’ils ont formellement tout inventé, des formes de poésie les plus évidentes jusqu’aux plus ésotériques. Et puis ensuite, le fait qu’ils véhiculaient les valeurs d’une société qui était tout à fait autre que la société dominante, française, étatique, du roi de France.

Je veux dire, à l’époque les provinces occitanes qui étaient souvent indépendantes avaient eu une toute autre évolution. La poésie du fin’amor naît du fait d’une société tout à fait autre sur beaucoup de choses, sur la place des femmes déjà, parce que la femme pouvait hériter. Il y avait une égalité absolue entre les héritiers, filles ou garçons. Il y avait le fait par exemple qu’à Montpellier c’était des femmes qui avaient en charge tout le commerce de la ville, ce qui était impensable en France et d’ailleurs après la croisade, on a empêché les femmes de travailler en Occitanie.
Il y avait le fait qu’il n’y avait pratiquement pas de féodalité, les liens étaient tellement tenus, les paysans étaient libres depuis longtemps, donc tout ce qu’on nous a raconté à l’école sur le moyen âge, tombe de soi. Il y avait le fait d’une tolérance religieuse qui n’était pas du tout la même là haut, avant la croisade on a vu des débats énormes entre juifs, chrétiens, cathares dans les régions du sud, après ça a été l’éteignoir. Il y avait par exemple des consuls qui étaient d’origine arabes, ou des juifs consuls de grandes villes, ça ne gênait personne, il faut bien le dire parce qu’on ne nous l’a pas dit. Dans les chansons des troubadours il y a quand même ça qui nous semble d’une grande modernité, par rapport aux valeurs que les gens disent promouvoir aujourd’hui, quand on voit le legs des troubadours, cela n’a pas vieillit et pour moi c’est quand même surtout une grande aventure artistique, poétique et musicale.

J’ai commencé à travailler les troubadours, il y a trente ans, je commence juste à y voir un peu clair, c’est vraiment quelque chose d’immense.
Cela rejoint tout ce qui m’intéresse en musique, la musique modale, enfin bon je suis pleinement chez moi. Et puis les troubadours ont fait le lien avec les autres cultures qui, elles, ont continué notamment les cultures musicales autour de la Méditerranée ou jusqu’en Inde, qui est notre racine commune en fait. C’est une manière de reprendre ce legs qu’on a un peu par la chanson traditionnelle mais qui nous est parvenu très atténué. Parce que beaucoup de choses se sont passées depuis, mais que ce soit les troubadours ou même la musique liturgique de certaines abbayes, comme Saint Martial de Limoges qui est du même ordre. C’est une manière pour nous de nous réapproprier notre culture vraiment traditionnelle et donc c’est une manière de rejoindre les gens qui font de la musique en Iran ou simplement dans les Balkans. Je veux dire dans la Macédoine historique, là on est de plain-pied. C’est une manière aussi de refaire le lien entre les choses, parce qu’à cette époque-là il n’y avait pas une différenciation comme il y a eu après entre la musique populaire et la musique savante, entre la musique profane et la musique religieuse. Les choses étaient beaucoup plus liées, et après on a voulu à tout prix catégoriser les choses, ce qui n’était pas le cas.

Quand je suis allé en Grèce par exemple, j’ai pu faire voir le lien qui se fait très facilement entre le chant byzantin et la musique populaire, pour les Grecs y compris pour un grand musicologue comme celui qui mène le chœur d’Athènes, Angelopoulos, c’est la même chose. Il n’y a pas de différence. L’œuvre des troubadours est notre truc le plus vieux attesté, car là effectivement on l’a fixé, on a écrit les choses, on a les mélodies, on en a pas beaucoup, mais on en a suffisamment pour savoir quel était cet art et puis on a ces textes magnifiques, c’est quand même gratifiant, alors qu’on nous parle d’un patois, enfin ce patois c’était ça, ce n’est quand même pas rien…

LVDS : sur ce qu’étaient les troubadours, des choses nous sont parvenues qui sont quand même loin de la réalité, pour la plupart des gens les troubadours c’est un peu des bouffons de cour ?

JDM : le mot aussi est tellement galvaudé. Parce qu’ici il y a « Claudie Musette et ses troubadours », il y avait « Jean Ségurel et ses troubadours », les troubadours musiciens de baloches et il y a aussi le troubadour côté romantique sous la tour de sa dame. Non, ce sont des créateurs, des gens d’étude. Ce sont des gens enseignés, qui ont appris. C’était aussi un savoir faire, un savoir artisanal, cela me plait cette idée d’artisanat. J’aime bien les métiers, j’ai horreur des grands ateliers, mais j’aime bien l’ouvroir, loubradour on a encore ce mot en occitan. Souvent dans leurs chansons, les troubadours disent qu’ils passent la lime. Il y a souvent, cet espèce de travail de compagnonnage presque. On apprenait le métier comme on l’apprend encore en Iran. Il y avait des maîtres, ce n’est pas dévalorisant d’aller vers un maître. C’est un type qui sait et qui va transmettre un savoir. C’était comme ça que cela se passait, cela me plait bien cette idée de savoir faire, de métier, apprendre un métier. Il y a eu un moment où l’on pensait que les choses étaient innées, spontanées qu’on n’avait pas besoin d’apprendre les choses, ce n’est pas vrai, il faut apprendre.

LVDS : on vous assimile régulièrement à une mouvance occitane, quel est votre rapport avec ça ?

JDM : non, mais il y a de tout. Moi je ne renie pas ça. Je me dis « occitaniste » parce que je défends une langue, mais je ne défends pas pour autant la vision d’un futur état, qui n’arrivera pas de toute façon.

Je suis contre l’état jacobin français, ce n’est pas pour promouvoir un autre état. Mais je suis « occitaniste » parce que je défends une langue qui est l’occitan et que je veux que cette langue soit nommée qu’on en finisse avec le patois et tout ça. Elle porte un nom cette langue, en plus un nom qui lui a été donné par les Capétiens qui parlaient de leurs « terres occitanes ». Je veux dire, on ne l’a pas inventé. Ce nom de langue d’oc a été donné par Dante, c’est une bonne référence? Un peu meilleur que les Capétiens. C’est lui qui a différencié les langues entre langues de si langue de oui, langue d’oïl et langue d’oc, les gens qui disaient o pour dire oui, c’est lui qui a fait cette classification, acceptons là comme elle l’est. Donc moi je suis dans ce mouvement occitan. J’adhère à l’institut d’études occitanes, en plus en Limousin les types qui s’occupent de ça sont des gens qui sont très proches de moi, Jean-Marie Caunet a des positions très semblables aux miennes. Je ne me sens pas mal à l’aise, il y a eu des moments dans l’histoire du mouvement en Limousin où ça a été un peu plus dur. Je ne suis pas d’accord avec tous les gens qui sont dans cette mouvance naturellement, je suis un peu à part aussi mais je ne me désolidarise pas et je ne veux pas faire trop plaisir aux jacobins qui n’attendent que ça.

Je ne me sens pas du tout français, vraiment. Je parle le français parce qu’on me l’a appris. Mais ma langue c’est l’occitan c’est la langue des miens et je ne peux pas me sentir français. En plus, on m’a menti sans arrêt. Tiens, il faudrait lire : « Le mythe national, l’histoire de France revisitée » (1) ce n’est pas une « occitaniste », c’est incroyable, c’est écrit par une femme d’origine juive Suzanne Citron qui a tout décrypté. Comment les historiens, tout d’abord les scribes des rois de France ont fondé de fausses généalogies pour pérenniser le royaume.

C’est une construction totale. Et c’est une construction qui s’est faite contre beaucoup de choses et ça je ne le supporte pas. Même la formulation qu’on avait employée après 1968, de « colonialisme intérieur », je trouve que c’est faux parce que c’était déjà figé comme une espèce de volonté presque divine. Comme si cet hexagone était donné de tout temps comme une entité nationale, ce qui est faux.
Je pense qu’il y a le royaume de France qui s’arrête un peu après Châteauroux et après commence l’Empire. L’Empire a franchi les mers, mais on est déjà l’Empire. Simplement, il y a quelques temps que cela s’est passé. Alors les gens disent : «  ah mais oui, mais c’est tellement vieux… » Mais moi non, je suis en train de voir mourir ma langue en même temps que ma civilisation qui a été la dernière civilisation à porter cette langue. Parce qu’elle a été porté la langue aussi par des gens des villes, mais ce sont les paysans qui l’ont parlée les derniers parce qu’il ont été les plus résistants à ça, on sait bien que c’est tout d’abord la noblesse, la bourgeoisie qui passe à l’ennemi, qui trahit sa langue, qui a honte, puis petit à petit ça descend mais je ne peux pas me réconcilier avec cette idée, c’est trop douloureux.

1- Citron, Suzanne, le mythe national : l’histoire de France revisitée. Editions de l’Atelier/ éditions ouvrières, paris, 2008, 351 pages.

Là je parle avec Serge Marot mon voisin, avec quelques personnes, de penser qu’un jour, que bientôt, je serai comme c’est la cas parfois dans les langues qui meurent, comme ces gens qui parlent tous seuls pour s’entendre parler leur langue, je trouve ça monstrueux. La France est monstrueuse. Je suis citoyen français parce que je ne peux pas faire autrement.

Je suis né là. Mais s’il y en a qui veulent tant être naturalisés, moi je voudrais bien être dénaturalisé et fonder la petite commune libre non pas de Royer, c’est trop large, mais du Melhau, autogérée par une personne ! De toute façon je suis pour les petites communautés, pour les autonomies. Ces grands ensembles ne me disent rien qui vaille.

Donc face au déni culturel et à cette politique de l’état français depuis trop longtemps, et qui continue parce qu’ils n’arrivent pas à céder. Ils ne céderont que quand tout sera foutu, quand ça sera une langue vraiment morte, mais pas avant.

LVDS : vous pensez vraiment qu’ils céderont ?

JDM : quand ça sera trop tard oui, il y a encore des gens qui croient qu’ils vont céder, chaque fois qu’il y a cette discussion et l’Académie ramène sa fraise, tout ça, la république est en danger, c’est grotesque, en plus quand je vois mes camarades occitans combien ils sont français dans leur tête. C’est ça le problème, passer d’une langue à l’autre ce n’est pas simplement changer de langue, c’est changer de manière d’être et de manière de penser.

Quand on pense en français, on ne peut pas penser sans l’histoire de la pensée française, sans Descartes. Sans une forme très conceptuelle de la pensée, alors que la culture occitane, qui est restée une culture traditionnelle, pense par métaphores, elle pense par proverbes, par images, le rapport au monde est tout à fait différent. Ce n’est pas un rapport causal, scientifique, c’est ce rapport qui est le mien. Alors quand on change de langue, on change de tout plus que d’habits on change d’âme et ça c’est beaucoup plus profond.

Face au déni culturel français, nous sommes obligés d’affirmer une unité, en face on ne demande qu’à dire : « vous voyez bien cela change d’un village à l’autre, vous ne vous comprenez pas. » Ce n’est pas vrai d’abord, on se comprend. Si l’on était dans une situation normale, on pourrait parler au pluriel des choses, cela ne me gênerait pas. Mais simplement politiquement, on est obligé d’affirmer sans arrêt l’unité. Parce que, dans les textes on parle au pluriel, les langues d’Oc. Et l’on fait passer la sauce en disant dans les rapports, qu’il y a soixante douze langues en France. Cela veut dire qu’il y a l’Arabe dialectale, etc., ce n’est pas possible. Ce n’est pas être raciste de dire que l’Arabe dialectale n’a pas la même place que l’occitan ici. Merde, c’est malhonnête de nous faire croire que le Turc, l’Arabe ou le Berbère ont la même place ici dans la république. Ça aussi c’est noyer le poisson. Ça ne veut pas dire que les gens ne puissent pas parler l’arabe.

C’est vrai qu’on en est à un point dans les rues de Limoges où il y a plus de gens qui parlent le turc que l’occitan. Parce que eux ils n’ont pas honte de parler leur langue ! Alors que quelqu’un qui parlerait patois, quelle horreur ! C’est ça aussi.
Moi j’aimerais une situation où il y aurait la possibilité pour chacun de parler sa langue, que ce soit normal, naturel. Il n’y a aucune raison pour qu’il y ait prééminence du Français. C’est un non-sens. Il y a un siècle personne ne parlait français ici, que quelques soi-disant élites et l’on nous parle comme si c’était il y a dix mille ans.

Sans arrêt je pense à tous ces gens, je revois mon arrière grand père et mon arrière grand mère, ces gens ils ne savaient pas un mot de français, ça ne les a pas empêchés d’être bien considérés comme de bons français, d’aller se faire trouer la peau là-haut à l’Est quand il a fallu, et même si ils sont morts dans leur langue.

Et tout d’un coup, c’est marrant, on dit que si on ne parle pas le Français on n’a pas le droit d’être français. Je vous jure qu’il y a des centaines d’années de générations qui ne parlaient pas français et on leur a jamais dit qu’ils n’étaient pas français. On voulait à toute force qu’ils le soient, ils ne demandaient rien. Mais parce que nous sommes allés à l’école, nous vivons avec des cartes sous les yeux. On a toujours ce putain d’hexagone en tête, mais les gens ont vécus des siècles sans avoir une représentation cartographique de la réalité. Qu’est ce que c’était pour un type d’ici, il n’était même pas limousin, il était de son village. Il savait que quand il allait vers tel endroit il comprenait les gens, si il descendait vers le sud ça changeait un peu mais il comprenait encore, si il allait vers le nord, il ne comprenait plus rien. C’était toute la perception. Mais là même, si l’on s’extrait de ça, on vit toujours avec une carte et en plus avec le Nord en haut. Ce qui est le contraire des représentations cartographiques de l’époque de la renaissance, et du plus bas moyen âge, le plus récent où les cartes étaient dans l’autre sens et ça change tout. Le regard est naturellement porté vers le haut, donc le modèle est en haut, ce n’est pas innocent, à l’époque ou la Méditerranée était le lieu de haute culture, les cartes étaient dans l’autre sens, alors Paris c’était en bas là, ça n’existait pas mais par contre quand on allait vers le sud qui était en haut de la carte on allait vers ce qui était le plus civilisé.

LVDS : aujourd’hui si vous regardez une carte du monde faite en France, la France est au centre du monde, au centre de la carte. A un autre endroit du monde ce sera différent. C’est encore un moyen de canaliser les individus, d’encadrer leur représentation du monde.

JDM : et aussi on l’entend encore il y a une espèce de monolinguisme en France, prêché, revendiqué parce que effectivement au fond de soi on pense qu’on parle la seule langue au monde. Il est tout à fait nécessaire, normal pour eux que des allemands ou tout ce que vous voulez parlent deux langues, la leur et le français. Ce que personne ne fait plus ; en plus quand le français était soi disant langue universelle, c’était les cours qui le parlaient.

Mais qu’est ce qu’on en a à foutre de ces cours-là, le paysan russe, je suis pas sûr qu’il parlait français pour faire plaisir au roi de France, mais la reine, l’impératrice oui elle parlait français.

LVDS : même les Anglais parlaient français, la cour d’Angleterre parlait français !

JDM : mais les cours oui ! Enfin on nous bassine avec ça. Je voudrais quand même revenir à mon milieu, sans chercher à tout prix la lutte des classes, mais pour savoir de quel côté on est. Il y a encore des gens qui défendent une espèce de monolinguisme, la plupart des gens partout dans le monde parlent plusieurs langues, on est toujours à la croisée de quelque chose. Je me souviens notamment quand on est soi-disant à côté de ces fameuses frontières, qui n’ont de frontières que quelque chose qui a été décidé politiquement un jour, dans les Alpes par exemple, il y a des gens qui parlent occitan, français, piémontais, italien… Si on va en Catalogne c’est pareil, toutes les zones de passage, on parle plusieurs langues au pays basque on parle le basque, le français et l’espagnol, ça ne gène personne, c’est normal, c’est ça qui est normal, ce n’est pas de dire : «  nous on parle la langue, parlez là si vous voulez vous avez tout intérêt mais nous vos parlés de bas étages… » Il y a encore Pierre Michon, écrivain de la Creuse, qui sort des conneries pareilles, que c’est normal d’être monolingue quand on est francophone.On entend des trucs comme ça, c’est comme ça que la France n’existe plus nulle part elle qui croit exister partout. « Ah vous allez en Roumanie ? Les gens adorent la France, tout le monde parle français. » Tu vas en Roumanie, tu traverses, tu ne trouves personne qui parle.

Quand je suis allé en Pologne pour jouer les troubadours, j’y suis allé trois fois, « Ah en Pologne vous verrez les gens adorent la France, etc.… Tu arrives là-bas oui tu rencontres quelques personnes, la prof de français parle, comme la prof d’anglais ici parle anglais.

Je me souviens d’une interview à la radio, c’était un écrivain turc, le journaliste lui dit cela fait cinq ans que vous êtes en France, non cela fait vingt-cinq ans, oui mais enfin cela fait cinq ans que vous êtes à Paris, le type répond mais j’ai quand même vécu vingt ans à Marseille et il fait bien comprendre que Marseille c’est quand même énorme. Le journaliste lui dit, malgré ça vous continuez d’écrire en turc et l’écrivain répond : oui parce que c’est ma langue. Ça c’est vraiment des questions… Les bras m’en tombent.

LVDS : oui cela a avoir avec le jacobinisme, une structure mentale forte, bien implantée.

JDM : effectivement il y a une espèce d’auto dépréciation notamment en Limousin. On arrête pas de battre sa coulpe et de s’auto déprécier. Rien de bien ne peut venir de ce pays. On l’a tellement dit que les gens le pensent. Je le vois pour Marcelle Delpastre. Beaucoup de limousins disent, mais ce n’est pas possible qu’il y ait eu Delpastre. Ils lisent ça, ils trouvent que c’est génial. C’est extraordinaire. Cette bonne femme, cette paysanne qui n’est pas sortie de chez elle, ce n’est pas possible, on n’y croit pas. Donc on se trompe. Ça ne peut pas être bon, ça ne peut pas être aussi bon qu’on le pensait naturellement parce que rien de bon ne peut sortir de ce pays. En plus quand on parle des régions occitanes, toutes les révoltes populaires, les croquants etc.… Ça a été dans le sud, à la libération, il y a eu des phénomènes d’autogestion dans toutes les villes libérées, autos libérées, ça a été le cas à Marseille, à Toulouse à Limoges, il y a quand même quelque chose dans ce pays qui n’est pas du même ordre. Les gens n’arrivent plus à en prendre conscience c’est vrai qu’on a tout fait pour les rabaisser, tout fait pour qu’ils aient honte de ce qu’ils parlaient, etc.…

Il y a aussi un autre livre de Philippe Martel (1) sur l’école de la république et l’occitan, mais c’est pareil pour les autres langues, c’est incroyable, et cela n’empêche pas qu’il y ait eu des instituteurs qui n’ont pas été aussi absolus, mais les politiques qui ont été menées sont des politiques de génocide culturel et d’éradication. On parle de la république… j’ai réécouté Gaston Couté, la chanson contre le service militaire de trois ans, cette république a pris trois ans de la jeunesse des gens.

LVDS : oui et à une époque c’était sept ans.

JDM : sept ans, j’ai une anecdote sur mon arrière grand père, l’autre que j’ai connu, qui était à l’époque des sept ans. Il avait une promise. Il est parti, et on parle de la république et de sa mémoire, qu’elle aille se faire foutre ! Il avait une promise. Elle lui a promis qu’elle l’attendrait. Il lui a promis qu’il serait fidèle, qu’il n’irait pas au bordel comme faisaient les militaires.

Il est parti sept ans, elle est morte d’ennui. Il est revenu, il a demandé sa promise, on lui a dit qu’elle était morte et bien cet homme on l’appelait « l’homme qui ne ris jamais », c’était Léonard Maury mon arrière grand père, il n’a plus jamais ris de sa vie. Il était très dur cet homme, il s’est marié parce qu’il fallait se marier, il a eu des enfants, mais on lui a pris sept ans. Il est parti à vingt ans, il est revenu à vingt sept et on parle de citoyenneté, de démocratie, de gens qui gouvernent, ils gouvernent quoi ?

1- Martel, Philippe, l’école française et l’occitan : le sourd et le bègue. Presse universitaire de la Méditerranée, 2007, 192 pages
LVDS : mais ce n’est pas le propre de la république française d’avoir fait ça ?

JDM : non, mais c’est l’idée de république,, je veux dire qu’il y a eu cette espèce de centralisme qui ne pouvait admettre rien d’autre. Justement les occitans disent : « on n’est pas contre la république. » Effectivement, eux ils sont tout à fait républicains, c’est vrai, il n’y a que moi qui sois contre cette république. La Marseillaise, c’est l’hymne de Marseille, la Marianne elle est née dans le midi. Tous ces symboles sont venus d’en bas, parce que les gens étaient profondément révolutionnaires et il y ont cru.

LVDS : vous siffleriez la Marseillaise si vous en aviez l’occasion ?

JDM : je siffle la Marseillaise et je fais plus que ça, je suis prêt à aller brûler le drapeau place de la république à Limoges !

LVDS : c’est probablement répréhensible, non ?

JDM : oui, c’est comme l’outrage à un président de la république, mais il y a la désobéissance civile qui est un principe reconnu par l’ONU mais pas par la constitution française, non, insoumission totale à cet état. On est obligé d’être là, de faire avec lui parce qu’il est là mais on en rajoute pas, on ne fait pas allégeance en tout cas…

 

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